S’il est des plaisirs simples, la pêche aux bivalves, dodus et noirauds, compte parmi les plus jubilatoires à mes yeux - dusse le sympathique et frétillant bouquet s’en montrer quelque peu jaloux… On attend quelque marée propice et l’on chausse ses bottes de sept lieues, aptes à nous faire franchir « sans failles » les plus confidentiels rochers à découvert.

On aime les clapotis spongieux de chaque enjambée, les glissades contrôlées sur le varech ou les algues - et même certaines chutes parfois : on peut en rire aux larmes, parce que - sans rire - il ne convient pas trop de pleurer. On se laisse saouler par les souffles du large ; on s’enivre bien vite de ses minuscules découvertes à coquilles diverses ; les opuscules se ferment quand nos yeux s’ouvrent tout grands ; on s’extasie aux moindres mouvements suspects, quand un crabe rouge ou vert file bientôt à l’anglaise ; les doigts se rident à force de tremper dans ces océans de vies foisonnantes ; on y devient un peu poisson soi-même - ou, du moins, insignifiant mollusque ne sachant plus trop s’il sera mangé ou s’il mangera lui-même : l’issue hasardeuse ne filtre guère, admettons-le.

Et puis l’on arrive en dévôt sur les chapelets de moules : le chemin de croix s’achève en stations diverses : debout, accroupi, assis et couché - allons-y donc, tant qu’à être déjà complètement mouillé. On extirpe les noires pépites de leurs gangues calcaires et on les jette, une à une, dans les seaux qui ne demandent que cela : ah, le bruit sec de la proie contre les parois ! Ah, le bruit de plus en plus sourd du récipient qui se laisse remplir sans chi-chi. La coupe n’est jamais pleine, puisqu’il n’est rien de fâcheux quand on cherche à régaler ceux qu’on aime…

C’est à ce moment que le poids des ans se fait parfois sentir, car il faut bien en revenir et parcourir en sens inverse ce que l’on avait déjà allègrement franchi : la marée remonte, il n’est plus temps de se persuader de la croire étale pour quelque prolongation ultime…

Cette digue que l’on avait quittée, il y a moins de deux heures, paraît désormais si lointaine : on en regretterait presque la gravité de ces instants qui ne comptent pas vraiment, mais qui nous pèsent. Qui s’en soucierait d’ailleurs, une fois revenu de là !

On cuira donc les moules à sa manière, parce que l’on entrera jamais totalement dans le moule singulier des pauvres pêcheurs, maintenant et à l’heure de notre mort, peu amène…
Sur les grèves de Port-en-Bessin et de Ste Honorine, ou au pied des Falaises de Tracy, il est des Eldorados d’humides consistances qui ne nous laisseront jamais à sec d’émotions multiples et d’incommensurables plaisirs.

Tout près de là, le Manoir d’Argouges devient semblable à l’épave d’un antique navire, jetant ses filets entre l’espace et le temps : c’est l’équipage qui lui donne vie et rend parfois le marin solitaire.